Joseph Gabel:
La philosophie hongroise de la fausse conscience
Joseph Gabel 1995-ben járt Magyarországon és ez év június 28-án tartotta Jobboldali és baloldali antiszemitizmus című könyvének bemutatóját az ELTÉ-n. Ez alkalommal adta át ezt a kéziratot a további együttműködés kialakításának jegyében. A kézirat eredetileg nem volt címmel ellátva, ezt most tesszük hozzá. A kézirat gondolati anyaga nagy mértékben érintkezik Joseph Gabel Mannheim et la marxisme hongrois című munkájának anyagával (Paris, 1987. Méridiens Klincksieck), de e kötet egyik tanulmányának szövegével sem azonos. (Kiss Endre, 2010. február) |
Le point de départ de ce chapitre est un fait statistique curieux et significatif: le pourcentage élevé de penseurs d’origine juive, et parfois d’origine étrangère, parmi les théooriciens critiques de l’aliénation politique (de la „fausse conscience” selon la terminologie marxiste). Les exemples sont connus: Karl Marx, Georg Lukács, Karl Mannheim, Lucien Goldmann, Bela Fogarasi, Paul Szende, Theodore Adorno, Wilhelm Reich, Arthur Koestler, Georges Gurvitch, Eric Fromm et beaucoup d’autres, moins célèbres. Un certain nombre de ces théoriciens ont exercé leur activité intellectuelle (et politique) dans des pays qui n’étaient pas leur pays d’origine. C’était le cas de quelques autres qui, comme Vilfredo Pareto[i], n’étaient pas d’origine juive, Pitirim Sorokine (américain d’origine russe), Igor A. Caruso[ii] ou encore Victor Zoltowski (1900-1970) penseur français d’origine polonaise.[iii]
Cette statistique constitute une confirmation expérimentale de la fameuse (et souvent critiquée) théorie de Karl Mannheim concernant l’intellectualité sans attaches („freischwebende Intelligenz”). Le concept de fausse conscience est d’origine marxiste mais il a été rejeté par les marxistes sous influence stalinienne (entre autres par l’Ecole althussérienne en France), qui y voyaient (non sans raison) un instrument de critique des idéologies totalitaires de droite mais aussi de gauche.
Selon le (jeune) Marx, la distorsion idéologique serait le fruit, soit d’une conception erronée, soit d’une abstraction complète de l’histoire.[iv] Pour le marxisme orthodoxe, les classes dominantes ont intérêt à occulter l’historicité des faits sociaux afin de créer l’illusion d’une stabilité extrahistorique de leur situation privilégiée, alors que les classes dites inférieures „héritières de l’avenir” sont censées être „vaccinées” contre l’anhistorisme idéologique. Un penseur bourgeois de l’importance de Max Scheler semble avoir fait sienne cette conception manichéenne du marxisme orthodoxe[v]: l’apparition du stalinisme sur la scène de l’histoire y a opposé un démenti sans appel.[vi]
Selon Mannheim, la couche sociale porteuse d’une conscience politique adéquate – c’est- à- dire se trouvant à l’abri de la distorsion idéologique – ne serait pas le prolétariat mais
l’„intelligentsia sans attaches” (freischwebende Intelligenz). Pour Lucien Goldmann, éminent connaisseur de ce domaine et principal artisan (avec Kostas Axelos) de la popularité de l’oeuvre de Lukàcs dans la vie intellectuelle française, „cette position revenait à faire de la vérité le privilège d’un certain nombre de diplômés et des spécialistes de sociologie”.[vii] Selon Raymond Aron, Mannheim „semble songer aux intellectuels (aux professeurs en particulier)”.[viii] Pour ces deux brillants auteurs, le modèle de Mannheim aurait été le corps universitaire allemand de l’époque de Weimar, dont il faisait lui-même partie. Sa théorie serait donc un „plaidoyer pro-domo”, terme ironique employé par Goldmann.
Or, il se trouve que ces critiques font l’impasse sur le terme „freischwebend” (sans attaches), dont l’utilisation par Mannheim n’était certes pas fortuite. Un professeur de Faculté n’a, en tant que tel, rien de „freischwebend”; le corps enseignant allemand, assez conservateur à l’époque, l’était peut-être moins que les autres. Le véritable modèle de Mannheim a été probablement le milieu intellectuel progressiste de Budapest, dont il était lui-même issu et qui fourmillait à l’époque d’intellectuels brillants (comme de certaines fonctions officielles) en raison de leurs origines ou de leurs options idéologiques, donc effectivement quelque peu „sans attaches”.
Le théorie mannheimienne de l’ „Intelligentsia sans attaches” est avant tout un réquisitoire contre l’égocentrisme collectif facteur de distorsion idéologique. Dans son génial Novum Organum, Francis Bacon a vu clair dans cette question: sa théorie des idoles est, selon Gérard Escat, „l’amorce d’une théorie sociologique de l’erreur”[ix], autrement dit de la distorsion idéologique. Dans Idéologie et Utopie, Bacon est longuement cité par Mannheim, qui voit dans la théorie des Idoles „eine Vorahnung der modernen Ideologiekonzeption”.[x] L’une de ces idoles, qui déforment la pensée est, selon Bacon l’„idolatribus”, qui correspond à peu près à ce qui est désigné aujourd’hui par le terme de „sociocentrisme”. L’adhésion fanatique à une entité politique, ethnique ou religieuse égocentrise les démarches intellectuelles. Le philosophe grec Grégoire Iconomacos a consacré un ouvrage remarquable au fanatisme[xi]et ce n’est nullement un hasard que Jean Piaget, théoricien de l’égocentrisme enfantin, soit souvent cité dans ce volume. Le fanatisme de même que l’idéologisation sont symptômes d’une régression intellectuelle. Or, ce qui caractérise l’intellectuel „sans attaches”, c’est l’appartenance simultanée à plusieurs sphères culturelles dont chacun neutralise l’effet aliénant de l’autre. Le modèle en est peut-être Arthur Koestler dont la clairvoiyance politique a été largement confirmée par les événéments. Je me demande si l’on n’a pas le droit de classer dans cette même catégorie l’académicienne franco-russe Helène Carrère d’Encausse dont les prévisions concernant l’avenir politique de l’U.R.S.S. formulées avant même l’entrée an scène de Gorbatchev, se sont avérées prophétiques.
Dans mon ouvrage consacré à Mannheim, j’ai utilisé un exemple humoristique mais peut-être assez significatif. On peut être un intellectuel sans attaches sur le trone impérial. Fréderic II de Hohenstaufen, a été l’une des figures les plus séduisantes de toute l’histoire médiévale. Ce monarque était allemand d’origine, italien de culture et de coeur, allié des schismatiques de Byzance et profondément épris de culture arabe. C’était aussi un polyglotte exceptionnel pour son temps. Son polyculturalisme est peut-être à l’origine de son exceptionnelle lucidité idéologique et aussi scientifique.[xii] C’était peut-être aussi le cas de Catherine II de Russie, princesse allemande devenue monarque russe et l’un des esprits les plus lucides de toute l’histoire de son pays.
Parmi les auteurs cités, les théoriciens d’origine ou d’expression hongroise sont également nombreux. Il y a quelques décennies, j’ai suggéré (sans avoir rencontré beaucoup d’écho) l’emploi du terme „Hungaro-Marxisme”.[xiii] Entre ces deux courants d’idées se développant dans deux pays voisins, il existe des analogies comme l’influence acceptée de penseurs n’ayant rien de spécifiquement prolétarien comme Bergson en Hongrie, Freud en Autriche et aussi une attitude critique à l’égard d’un marxisme autoritaire destiné à devenir la base idéologique d’un régime totalitaire.
Le régime Horthy en Hongrie a été, certes, un régime autoritaire mais assez tolérant dans le domaine intellectuel. Un théoricien marxiste, fut-il brillant, n’avait guère la chance de devenir un universitaire hongrois à cette époque, il était cependant en mesure de publier un ouvrage marxiste.[xiv] Les publications du parti social-démocrate légal (ayant plusieurs députés au parlement) étaient d’inspiration strictement marxiste. Le parti communiste clandestin, objet d’une sevère répression policière, n’en disposait pas moins de quelques organes marxistes orthodoxes comme les revues „100%” ou „Társadalmi Szemle”.
La vie intellenctuelle marxiste a donc continué en Hongrie sous Horthy. Le siège de ce „marxisme de la désaliénation”, qu’est le „Hungaro-Marxisme”, a été surtout le mouvement applé „opposition” (les „oposok” qualifiés souvent, mais sans raison valable, de „trotskystes” par les staliniens). Les principaux représentants de ce courant étaient Paul Justus connu en Occident come l’un des accusés de procès Rajk, le célèbre écrivain Louis Kassák (directeur de la revue „Munka”) et aussi quelques théoriciens brillants comme Paul Partos disciple et ami de Karl Korsch, Emeric Kelemen, Edith Wagner, Louis Szabó, Charles Heinlein[xv], et plusieurs autres. Certains de ces théoriciens étaient d’origine juive, nullement pieux et culturellement assimilés mais, comme le souligne Peter György, choisissant comme voie de l’assimilation non point l’intégration dans un autre particularisme religieux (chrétien) mais l’adhésion à un utopisme messianique gauchiste.[xvi] Michel Löwy auteur d’un remarquable Rédemption et Utopie[xvii] y verrait probablement une séquelle inconsciente de leur origine ethnique, voire religieuse.
Plutôt que „trotskiste”, c’était là un mouvement d’idées marxiste libéral idéologiquement assez proche de la revue „Masses” dirigée il y a quelques décennies par mon regretté ami René Lefevre. Les grands thèmes de cette „opposition” de Budapest étaient une critique théorique de l’édification socialiste en U.R.S.S. et aussi le problème de la fausse conscience politique. Les auteurs marxistes y ayant exercé le plus d’influence sont Ervin Szabó, Georges Lukàcs, Karl Korsch et aussi Karl Mannheim. Une édition hongroise commentée de l’Introduction à la Critique de l’Economie politique de Marx est parue sous la signature d’Andor Lantos.[xviii] Les notes de ce texte proviennent des principaux théoriciens de cette „Opposition”, elles visaient à faire de ce texte marxien le point de départ d’une critique marxiste de la théorie de l’édification socialiste dans un seul pays. L’idée d’opposer Marx à Staline a été l’un des leitmotivs de ce courant d’idées marxiste libéral et, partant, antitotalitaire.
Ce marxisme de désaliénation qu’est le Hungaro-Marxisme est resté certes écarté de la vie intellectuelle officielle (universitaire) de la Hongrie horthyste, il n’en à pas moins exercé une (saine) influence sur les milieux de gauche de ce pays et en particulier sur la jeunesse. Or, en dépit de son orientation fondamentalement anti-stalinienne son influence n’a pas entiérement disparu de la scène idéologique après l’accession d’un parti stalinien au pouvoir en 1945. Si, parmi les pays sous domination soviétique, la Hongrie a été le premier à se délivrer du carcan idéologique du stalinisme, l’influence persistante de ce marxisme de la démystification en a été probablement l’une des causes. Le stalinisme ayant été un véritable „type idéal” de la fausse conscience politique, ce concept est devenu tabou dans les courants intellectuelss subissant son influence, comme entre autres l’école althussérienne en France, ceci même si cette analyse critique ne visait pas directement le stalinisme. (On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu). Au moins deux auteurs hongrois de cette époque (Béla Fogarasi et Georges Nàdor) ont publié de brillantes études sur ce sujet sans employer le terme interdit de fausse conscience et en puisant leurs exemples exclusivement dans les idéologies de droite. Néanmoins, leur analyse critique de certaines structures pseudo-logiques de la distorsion idéologique (de la fausse identification) constitue un valable instrument de la critique du stalinisme comme idéologie.
Selon Leo Kofler, les traits principaux de l’idéologie stalinienne sont: a) le rejet de la dialectique, b) l’économisme vulgaire, et c) le rejet de l’humanisme marxiste.[xix] Il y a lieu d’y ajouter, comme point d) le rejet de l’historicisme mis en vedette par Orwell dans son génial roman „1984”. En se faisant l’avocat d’un marxisme anti-historiciste, anti-humaniste et aussi anti-dialectique l’école althussérienne visait à rendre le marxisme compatible avec l’idéologie stalinienne.
Quant au Hungaro-Marxisme, il est avant tout dialectique (Lukàcs), historiciste (Mannheim) intéressé à l’axiologie (Agnes Heller) et, partant, à l’humanisme. Parmi les grands représentants de cette tendance, plusieurs étaient d’origine juive (Lukàcs, Fogarasi, Szende, Ervin Szabó et Karl Mannheim), certains d’appartenance maçonnique comme Karl Mannheim, Paul Szende et Oszkár Jàszi. Ce dernier, figure de proue de toute la sociologie hongroise, n’était pas marxiste; il n’en a pas moins contribué à divulguer par certains de ses écrits le marxisme désaliénateur.[xx]
Tels sont les personnages dont l’oeuvre doit être étudiée dans ce chapitre.
L’oeuvre de Lukàcs étant bien connue en France, il n’est pas nécessaire d’entrer dans les détails. Ce grand penseur marxiste a été tiraillé, au cours de sa carriére, entre les servitudes idéologiques du militant et les devoirs d’un penseur à l’égard de son message. Pour des détails biographiques, on peut consulter l’article de Nicolas Tertulian dans le volume II du Dictionnaire des Philosophes.[xxi] On sait qu’il a dû renier pendant un certain temps son opus magnum „Histoire et Conscience de Classe” (paru en 1923), dont les passages consacrés à la réification et à la bureaucratie pouvaient être interprétés comme une mise en accusation anticipée du stalinisme. Son itinéraire, de même que celui de son compatriote Fogarasi, illustre un problème capital pour l’historien des idées: la situation d’un penseur indépendant face à un contexte politique autoritaire.
En tant que penseur, Lukàcs a profité de la grande leçon dialectique de Bergson; cette influence bergsonienne a été occultée pour des raisons idéologiques. Bergson est peut-être avec Octave Hamelin le plus grand dialecticien d’expression française; un véritable Hegel français. Sa géniale étude „Le Rire” constitue une vigoureuse mise en accusation de la réification encore que ce terme n’y soit pas mentionné. Nous avons là l’un des aspects de sa parenté intellectuelle avec Lukàcs. L’univers de la réification, analysé critiquement par Lukàcs, se caractérise par une dégradation de la temporalité et sa transformation en espace; il en est de même du monde propre (Eigenwelt) des malades mentaux atteints de „rationalisme morbide” selon la terminologie suggérée par le grand psychopathologiste bergsonien (d’origine juive) Eugène Minkowski.
Le problème de la „dialecticité” de la pensée bergsonienne est un problème compliqué sociologique autant que philosophique. Le marxisme stalinien a rejeté Bergson comme idéaliste et comme „destructeur de la raison”. Dans son ouvrage Destruction de la Raison[xxii], Lukàcs est sévère avec Bergson, il ne craint pas d’invoquer comme témoin à charge le charlatan Lyssenko. Ô, chose curieuse, les écrits d’avant-guerre de Lukàcs, réedités en 1977, contiennent sur Bergson des jugements exempts de toute hostilité.[xxiii] Evidemment tempora mutantur. Les milieux progressistes hongrois de ce temps (y compris les futurs „hungaro-marxistes”) perçevaient Bergson comme un désaliénateur en raison de son origine française. Pour ses milieux, la France républicaine et laīque de Combes et de Waldeck Rousseau était l’utopie réalisée, tout comme l’U.R.S.S. pour les „fellow travellers” de notre après-guerre.
Dans un article paru dans la revue L’Homme et la Société, Nicolas Tertullian signale que la „Destruction de la raison a été le livre le plus controversé de Lukàcs”.[xxiv] Dans son „Histoire du Marxisme” cité par N. Tertullian, L. Kolakowski dénonce cet ouvrage comme témoignage de „l’involution stalinienne de la pensée de Lukàcs”.[xxv] L’idée de son tiraillement entre les servitudes idéologiques du militant et les obligations d’un penseur à l’égard de son message n’a donc rien d’imaginaire.
Il en est de même de Béla Fogarasi (1891-1959). Ce philosophe marxiste est peut-être avec Lukàcs le représentant le plus typique de l’école marxiste hongroise. Dès avant la première guerre mondiale, il participe activement à la vie intellectuelle progressiste très animée de son pays. Il traduit en hongrois Boutroux et Bergson, penseurs ignorés ou rejetés comme „idéalistes” par le marxisme officiel. En 1918, dans une conférence retentissante („Idéalisme conservateur et idéalisme progressiste”) il s’est inscript en faux contre le monopole de progressisme souvent attribué au seul matérialisme philosophique. Tout cela annonce un penseur marxiste sinon contestataire à tout le moins non conformiste. Lors des deux „expériences marxistes” de l’histoire de son pays (1919 et 1945), Fogarasi a occupé des fonctions importantes: directeur de l’enseignement supérieur, professeur et académicien. Son comportement politique au cours de ces deux périodes n’est marqué par aucune vélléité réellement contestataire. Son „Marxisme et Logique” publié à Budapest en 1946 comporte un chapitre intéressant consacré à la „fausse identification”[xxvi] analyse critique de l’abus – fréquent dans certains discours politiques – du raisonnement identificatif, facteur de distorsion idéologique et aussi de dédialectisation. Théodore Adorno définira plus tard la dialectique comme „une conscience rigoureuse de la non-identité”.[xxvii] Le psychiatre américain Silvano Arieti a signalé le même phénomène dans la logique schizophrénique.[xxviii] Les exemples cités par Fogarasi proviennent exclusivement des idéologies de droite; un lecteur sachant lire entre les lignes ne manquerait pas de reconnaître dans ce chapitre une critique oblique de la logique du stalinisme laquelle fourmillait „d’équations perverses” à l’époque. Dans son ouvrage „L’Opium des Intellectuels”, Raymond Aron a dénoncé les „identifications en chaîne” dans cette même logique. Ce fait ne pouvait pas échapper à un observateur aussi lucide que Fogarasi. Il s’agissait là, bel et bien, d’une critique oblique de la fausse conscience stalinienne. L’évolution ultérieure de la pensée de Fogarasi confirme cette interprétation.[xxix]
Georges Nàdor est auteur d’un remarquable article ayant pour titre „la sophistique contemporaine. Contribution à l’analyse logique de la fausse pensée de la bourgeoisie de l’époque impérialiste”. Publiée en 1952 dans l’officiel „Annales de Philosophie” de Budapest[xxx], c’était sans employer ce terme l’analyse d’une forme de fausse conscience. Les exemples de Nàdor, de même que ceux de Fogarasi, proviennent exclusivement des idéologies de droite. De plus une citation de Staline y figure comme épigraphe ce qui était peut-être un geste de prudence nécessaire à l’époque en Hongrie. Un ouvrage d’Ervin Rozsnyai, publié à Budapest en 1983 (avant même la chute du communisme dans ce pays), avait pour titre „Histoire et fausse conscience”.[xxxi] Le fait est que le concept de fausse conscience, thème central de l’Hungaro-Marxisme et concept tabou pour le marxisme sous influence stalinienne, a persisté sous pseudonyme dans la vie intellectuelle marxiste de ce pays.
Karl August Wittfogel, marxiste assez sectaire au début de sa carrière, a classé le marxiste bourgeois Mannheim parmi les „sociologues bourgeois qui pillent l’arsenal de l’adversaire de classe”.[xxxii] Ce constat critique n’était pas basé sur une erreur; théoricien de premier plan de la distorsion idéologique et de la fause conscience dans la vie intellectuelle de l’Allemagne de Weimar, Mannheim a tout fait comme émigré dans le monde anglo-saxon pour mettre ces concepts critiques au service de la démocratie.[xxxiii] Comme Koestler, Mannheim a été un véritable type idéal de l’intellectuel sans attaches.
Un dernier mot enfin sur Paul Szende franc-maçon, d’origine juive, ministre des finances du gouvernement républicain du comte Michel de Károlyi en 1918; et il est l’auteur d’un essai „Mystification et démystification” (Verhüllung und Enthüllung) paru en 1922, ce qui fait de lui le précurseur de Mannheim et même de Lukàcs.
[i]
Enseignant suisse d’origine italienne
[ii]
Psychanalyste sutrichienne d’origine
italienne, théoricien du problème de
l’aliénation. Cf . son article : Notes sur
la réification de la sexualité - Psyché
(Paris) Décembre 195
[iii]
Victor Zoltowski: La fonction sociale du
Temps et de l’Espace : contribution à une
théorie expérimentale de la connaissance -
Revue d’Histoire Economique et Sociale
Vol 26 an 2. 1947. Cet auteur s’est basé sur
la statistique d’ouvrages d’histoire et de
géographie publiés au cours d’une certaine
période pour faire la distinction entre des
périodes spatialisantes et temporalisantes
se succèdant selon des rythmes réguliers.
Or, il ressort du ròle de la déchéance de la
temporalisation dans l’aliénation (fausse
conscience et schizophrénie), que les
périodes spatialisantes de V. ZOLTOWSKI
peuvent constituer en principe, l’équivalent
des périodes réificationnelles, périodes
d’aliénation (Verhüllungsperioden de P.
SZENDE). Sans employer cette terminologie
marxiste cet auteur était en fait un
théoricien historiciste du problème de
l’aliénation.
[iv]
Karl Marx. (Oeuvres philosophiques
(trad. J. Molitor), Paris, A. Costes, 1937.
c. VI, p. 154.
“Die Geschichte der Natur die sogenannte Naturwissenschaft geht uns hier
nicht an ; auf die Geschichte der Menschen
werden wir indessen einzugehen haben, dass
fast die ganze Ideologie sich etweder auf
eine verdrehte Auffassung dieser Geschichte
oder auf eine gänzliche Abstraktion von Ihr
reduziert.“ Deutsche Ideologie.
Frühschriften. Landshut Verlag, p. 346.
[v]
Selon Max Scheler les classes inférieures
préfèrent les considérations sur le devenir
(Werdensbetrachtung); les classes
supérieures les considérations sur l’être (Seinsbetrachtung).
Max Scheler: Die Wissensformen und die
Gesellschaft. Leipzig (Der neue Geist –
Verlag 1926) p.204.
[vi]
Le roman d’Orwell : 1984 est une critique de
l’anti-historicisme totalitaire ; son modéle
principal était apparemment le stalinisme.
[vii]
L. Goldmann: Sciences humaines et
philosophie. Paris P.U.F. 1952 p. 38.
[viii]
R. Aron: La Sociologie allemande
contemporaine. Paris P.U.F. 1950 p. 88
[ix]
Gérard Escat: Bacon. Paris P.U.F.
1968 p.19
[x]
„Une préfiguration de la conception moderne
de l’idéologie „Mannheim: Ideologie und
Utopie Francfort Ed. Schulte-Blumke 1965
p. 58.
[xi]
Gregoire Oikonomakos (Iconomacos) Le
Fanatisme. Thèse soutenue à la
Sorbonne le 6 Juillet 1951 publiée (en
Français) à Athènes en 1961
[xii]
Son traité De arte venandi cum avibus
constitue trois siècles avant Francis Bacon
l’exemple d’une recherche scientifique
fondée
sur l’observation.
[xiii]
J’ai suggéré l’emploi de ce terme dans un
article consacré à Karl Korsch paru dans les
Lettres Nouvelles Juillet-Septembre
1965.
[xiv]
On peut citer comme exemple (nullement
unique) le livre d’Aladàr Mod :
Materialista Lételmélet (Ontologie
matérialiste) ouvrage d’inspiration marxiste
paru légalement à Budapest en 1934
[xv]
Ouvrier autodidacte brillant mort comme
combattant volontaire daans la guerre civile
espagnole
[xvi]
Peter György: Az elsüllyedt sziget
(L’ile noyée). Budapest 1992 p. 49
[xvii]
Paris P.U.F. 1988
[xviii]
Budapest Akcio könyvtár (Bibliothèque de
l’Action) 1931.
[xix]
Leo Kofler: Stalinismus und Bürokratie.
Berlin Ed. Luchterhand 1970 pp 86-87.
[xx]
Oscar Jàszi: Vérification inductive du
matérialisme historique (A történelmi
materializmus induktív igazolása) L’original
hongrois de ce texte d’importance capitale
est paru dans la revue Huszadik Század
en 1906 ; sa traduction française (par
Françoise Biro) dans le volume :
L’aliénation aujourd’hui (J.Gabel,
Beernard Rousset et Trinh Van Thao), Paris
Ed. Anthropos 1974 p. 349-363)
[xxi]
Denis Huisman:
Dictionnaire des Philosophes.
Deuxième Edition Paris P.U.F. 1993 Vol. II.
p. 1805-1808
[xxii] Georg Lukàcs : Die Zerstörung der Vernunft. Berlin Aufbau Verlag
1955
[xxiii]
G. Lukàcs: Ifjúkori Művek. (Ecrits de
jeunesse) Budapest Ed. Magvető 1977
[xxiv]
N. Tertulian : La Destruction de la Raison
trente ans après. L’Homme et la Société.
Janvier-Décembre 1986 p. 107
[xxv]
Tertulian Art. Cit. P. 107
[xxvi]
Fogarasi Béla Marxizmus és Logika
(Marxisme et Logique) Budapest Ed. Szikra
1946. Chap. XI. (pp 70-79) „a hamis
azonosításról” (Sur la fausse
identification). Alain Dieckhoff auteur
français (israélite) a repris l’idée de
Fogarasi en suggérant une terminologie plus
pittoresque : il parle „d’équations
perverses”.
[xxvii]
Théodore Adorno: Dialectique négative.
Paris 1978 p. 13
[xxviii]
Silvano Arieti: Interpretation of
Schizophrenia. New York 1974 p. 232 et
passim. Cf aussi Gabel : Un exemple clinique
de logique réifiée dans Etudes
dialectiques. Paris. Ed. Méridiens
Klincksieck 1990 p.89-99
[xxix]
Cf Béla Fogarasi: Paralelle und Divergenz
(Ausgewählte Schriften) Budapest M.T.A.
Filozófiai Intézet 1988
[xxx]
Georges Nàdor: Napjaink szofisztikája. Az
imperialista korszak hamis burzsoá
gondolkodásának logikai elemzéséhez
Filozófiai Évkönyv (Annales de
Philosophie) Budapest 1952 pp. 199-234
[xxxi]
Rozsnyai Erwin: Történelem és Fonák Tudat.
Budapest Ed. Magvető 1983
[xxxii]
Wittfogel: Wissen und Gesellschaft. Neuere
deutsche Litteratur zur Wissensoziologie
Unter dem Banner des Marxismus. An V.
Fasc. 1. p. 83.
[xxxiii]
Concernant ce comportement de Mannheim
marxiste bourgeois „désaliénateur” au
service de la démocratie anglo-saxonne je me
permets de renvoyer à mon ouvrage
Mannheim et le Marxisme hongrois.
(Paris, Ed. Méridiens Klincksieck 1987)
chap. VII. (pp. 79-92.)