FILOZÓFIA

Endre Kiss

Kafkaïen

 

2020.09.10.

 

(La signification d’un mot dans le socialisme réel existant ou le procès de Franz Kafka contre Joseph St.)

L'oeuvre de Franz Kafka se révéla, comme aucune autre, appropriée pour  interpréter et reconnaître,  avec son aide, le monde du socialisme réel. Son langage, ses scènes et son atmosphère rendirent le lecteur capable d'identifier le visible et le digne d'être vécu aussi bien que de les "reconnaître" immédiatement 1.

Car "kafkaïen" signifiait que quelqu'un devait officiellement témoigner du fait, qu'il n'avait pas fréquenté pendant un certain temps les mondanités universitaires. De même, on ne pouvait que reconnaître Kafka dans l'exercice de cette scène, au cours de laquelle un futur rédacteur en chef d'une revue scientifico-littéraire retournait, pendant des heures, au graphiste les entêtes de lettres récemment dessinées, jusqu'à ce que le "designer" ait enfin compris que l'unique problème de ses projets n'est rien d'autre que de n'avoir pas planifié, également en russe dans la vue d'ensemble, le titre de la revue concernée.

Cependant, la reconnaissance possible de Kafka dans le socialisme réel ne dépendait pas seulement de détails ponctuels ou de scènes singulières. Il nous semble, que la globalité, l'ensemble et l'universalité étaient encore plus importants. Chacun était considéré - d'un point de vue général - en situation kafkaïenne. Chacun vivait dans un monde, qui lui était apparu comme quelque peu hiérarchique, universel. Chacun vivait dans un monde universel, dont il avait des représentations tout à fait concrètes de la légalité totalement concrète et  précise, mais ne pouvant cependant pas globalement vérifier et catégoriser cette légalité. Chacun vivait donc dans un monde, dont il devait, dans sa vie, chercher la légalité. Cependant, cette tâche de recherche de légalité fonctionnant vraiment n'était pas une affaire intellectuelle, pas un jeu heuristique, elle était si bien soudée à la vie  qu'elle en devenait finalement déjà une réelle identité. On cherchait et on vivait, les deux ne faisaient qu'un, Josephs K., tout comme K. rencontrèrent sur leur chemin des femmes qu'ils ont aimées, cependant ce n'était pas un amour, qui aurait été indépendant de la recherche du monde réel. 2

Cela signifie aussi, que ce fut justement l'un des plus grands buts de la vie de reconnaître le "monde". Cette croissance d'une existence imbriquée à l’intérieur d’un système global ainsi que d'un processus de connaissance fondamental de ce système furent le dénominateur commun entre le monde de Kafka et le monde du socialisme réel 3. Essentiellement dans cette position très isomorphe, de telles lois fonctionnelles existent véritablement, si bien que la recherche ne s'oriente pas sur quelque chose qui existe seulement en apparence ou virtuellement. La légalité qui, également dans son opacité, domine dans le Château de Kafka, est aussi réelle que celle de la "nomenclature" du socialisme réel 4.  La vie et le processus herméneutique deviennent identiques au contexte global à créer, les processus de vie sociaux, intellectuels et émotionnels deviennent herméneutiques, les processus herméneutiques deviennent vitaux. Dans cette fusion de la vie et de l'herméneutique, les deux domaines gardent cependant leur particularité, la tension entre les deux entraîne aussi des rebondissements inattendus, spécifiques et kafkaïens dans les romans. La vie s'accomplit dans ces processus herméneutiques orientés vers la connaissance de la globalité. A eux seront finalement subordonnés tous les autres tels qu'amour, bonheur, famille, amitié.

Comme nous l'avons déjà dit une fois brièvement, il n'est pas étonnant qu'un socialisme réel qui est transparent, ne soit plus un socialisme réel. Dans ce sens, la glasnost de Michail Gorbatschow est en général aussi une validation kafkaïenne, mais aussi, pour le monde du socialisme réel, une validation de l'adéquation exceptionnelle de Kafka .

Ce ne fut cependant pas seulement l'adéquation de Kafka, au sens jusqu'ici présenté qui fut, dans son actualité permanente, miraculeuse pour le monde socialiste. Le kafkaïen dans le kafkaesque était un autre fait, à savoir que ce monde du socialisme réel pouvait livrer l'un de ses combats intellectuels pour la liberté essentiellement au nom de Kafka. Ce "deuxième procès" de Kafka n'était  pas orienté contre un certain Joseph K. mais contre un certain Joseph St.

Bon nombre pouvaient penser, que le réalisme socialiste était finalement un phénomène "normal" en raison de ses dispositions littéraires concrètes. Cette vision, qui pouvait aussi être représentée par des personnes tolérantes et bienveillantes, était avant tout fondée sur l'idée, que cette exigence se trouve en relation fondée et légitime avec les représentations idéologico-spirituelles du socialisme réel et une telle forme de société a le droit d'imposer ses représentations de valeurs pour le prix de la liberté poétique. Cette vision fut concrétisée par les références à Marx et Engel, des oeuvres desquels on extrayait des textes avec un art élevé de la citation, dont on devait s'accaparer lors du futur congrès de l'union des écrivains pour le renforcement ultérieur du réalisme socialiste.

Au-delà de cette hypothèse, qui perçut en fin de compte un phénomène normal dans les contenus et les exigences du réalisme socialiste, il y avait aussi ce motif, en lui-même sûrement absolument correct,  selon lequel on supposait souvent, dans un état d'ouvriers et de paysans, qu' il peut être légitime que les genres réalistes littéraires préconisent, pour ouvriers et paysans, plus adéquatement que plus difficilement, dans une intention révolutionnaire-culturelle, des modes d'écriture compréhensibles .

Il n'est pas nécessaire que nous démontions ces deux arguments en détail et prouvions leur inexactitude. Cela n'est surtout pas nécessaire, parce que les deux arguments ne touchent pas du tout l'essentiel du réalisme socialiste. Pour cette raison, il nous suffit d'attirer l'attention sur le fait, que les grandes lignes et l'exigence du réalisme socialiste ne sont à dériver ni de Marx et Engels 5, ni même des idées de la IIème Internationale 6, il est encore vrai qu'ouvriers et paysans ne peuvent lire que la littérature socialiste-réaliste 7.

Bon nombre, qui ont vécu cette époque en tant que poète ou écrivain, pensaient que le réalisme socialiste serait une "religion" ou une expression idéologique semblablement cohérente. Cette vision comprend sans aucun doute un peu de l'omniprésence invincible et ne pouvant être remise en cause du réalisme socialiste, mais se fourvoie à tel point qu'elle considère pourtant le réalisme socialiste comme quelque chose de catégorique dans son contenu.

Pour comprendre le deuxième procès de Franz Kafka contre Joseph St. et son réalisme socialiste, on doit comprendre la vraie fonction de cette notion à l'intérieur du "château" fermé du socialisme réel. Cette définition des grandes lignes nous semble être aujourd'hui encore une tâche, en raison de sa banalité seulement apparente et aussi de sa complexité élevée et permanente, qui peut  encore maintenant être profitable aussi bien à la science que d'un point de vue général. Ainsi on doit dire, le réalisme socialiste fut le pseudonyme du système de censure littéraire le plus parfait jusqu'à maintenant. Sa perfection dépendit aussi réellement de la position centrale du réalisme socialiste.

Toute censure jusqu'à ce jour, que nous avons le privilège de connaître de l'histoire, a mené un combat contre certains contenus, souvent seulement (!) contre un unique type de contenu. Nous connaissons, par exemple, la censure de type puritanisme, provenant du type de conception bourgeoise de l'hostilité  subversive de l'état et/ou d'autres types de censures. Une telle censure avait une certaine honnêteté et transparence parce qu'elle s'attaquait à des dépassements tout à fait certains, de contenus, pouvant être plus ou moins définis et concrets et elle pouvait être exercée ainsi, parfois même de façon  tout à fait bourgeoise et même encore dans le cadre de la société bourgeoise.

Comparé à la "généalogie de la censure", le réalisme socialiste annoncé apporta un style tout à fait nouveau, à savoir avant tout parce que cette détermination de contenu lui manqua. La critique (censure) fonctionnant sur la base du principe du réalisme socialiste n'a jamais clarifié ce qu'était pour elle la pierre d'achoppement suffisante entraînant la disqualification. Cette critique (censure) mettait en doute la réalité, le statut de réalité de l'écrit. Ainsi telle ou telle particularité ne se révéla pas être le fondement de la disqualification, qui devait sembler être antinationale ou comme une atteinte aux moeurs, mais sur l'ensemble de l'oeuvre concernée, on disait que ce n'était ni réel ni véritable.

Cette censure sans précédent créait, à tous points de vue, des situations et relations complètement nouvelles. Avant tout elle annihilait l'unique possible argument (s'imposant avec le temps) de tout auteur censuré depuis Ovide, pendant qu'elle rendait impossible que l'auteur dise simplement sur le contenu concret et incriminé : "Peut-être, est-ce vraiment antinational (immoral, etc...), c'est cependant ainsi dans la réalité." Il va de soi que "la réalité" ne peut plus être un argument pour un auteur attaqué, lorsque sa réalité peut être "épistémologiquement" globalement mise en doute. En d'autres termes et de nouveau dans une perspective quelque peu différente, il s'agit que ce qui a été écrit mette en doute le statut de réalisme et de réalité. Il s'ensuit, d'une part, que l'on ne peut polémiser contre un tel jugement. L'auteur d'autrefois pourrait dire que ce que je représente peut être antinational (immoral, etc...), de telles choses existent cependant dans la réalité. L'auteur mis à l'écart par le  dogme du réalisme socialiste ne peut toutefois plus dire que le monde qu'il présenta globalement ou en détail "est aussi ainsi dans la réalité", non, la réalité n'est pas du tout ainsi, le rang de réalité lui est enlevé. Ceci ne distord pas seulement la communication entre l'auteur et la censure, mais aussi entre la critique et l'auteur (la critique ne peut représenter publiquement que des positions du réalisme socialiste) 8, mais aussi entre le lecteur et l'auteur. Le lecteur reçoit, d'une part, dans le cas idéal seulement des oeuvres à lire, qui portent le sceau du réalisme socialiste 9, il peut cependant dans le discours public et concernant la littérature n'utiliser que le langage du réalisme socialiste 10.

Le dogme du réalisme socialiste crée donc une censure qui depuis le début a déjà tout dialogue sur l’oeuvre fonctionnellement impossible, mais aussi inutile.

Cependant la possibilité  logiquement fixée de pouvoir, pour prendre à chaque quelconque projet de la réalité (à l'exception de ceux, qui concordent avec les besoins actuels du réalisme socialiste) son caractère et son statut de réalité, conduisit également encore vers, on pourrait le dire, d'autres conséquences anthropologiques. Pouvoir mettre en doute généralement la possibilité réelle, le statut de réalité de tout autre, créa un pouvoir intellectuel et physique énorme des puissants sur tous les autres, qui n'avaient même pas le droit dexprimer leurs représentations de la réalité 11.

Cette possibilité créa plus tard, sur chaque auteur et lecteur, un pouvoir à peine croissant de la bureaucratie de littérature et détruisit le sens de la réalité de toute personne écrivant parce que, comme nous l'avons dit, elle mettait en doute le caractère de réalité de ce qui avait été écrit. Dans ce cas, l'exemple d'Alexander Fadejew est typiquement important. Cet exemple montre, d'une part, dans ce qu'il écrivait, ce que signifiait être un poète privé de son statut de réalité, cela révèle également simultanément quelles fonctions logiques de pouvoir ce dogme, semble-t-il si éloigné de la réalité politique, devait exercer. Fadejew visita peu après la guerre cette ville, Krasnodar, où de jeunes komsomols avaient organisé spontanément un combat de résistance contre la force d'occupation allemande. Ce fut donc aussi une scène, où, en apparence, la réalité de la propagande coïncida avec la réalité effective. Nous devons ajouter que le roman était riche de détails précieux, qui pouvaient, comme tout un chacun, trahir que l'auteur avait un travail très intensif avec des survivants. La réalité de cette histoire semblait être, à n'en point douter, le combat de résistance spontanément organisé qui confirmait également encore la propagande, la réalité du narrateur était encore légitimiée par le travail de recherche de l'auteur. Mais ce roman ne fut pas non plus à la fin considéré comme "réel", son statut de réalité fut aussi dépouillé du point de vue du réalisme socialiste, parce que cette révolte n'était pas organisée par le parti contre la force d'occupation fasciste et, en conséquence, n'était ni "réelle' ni "véritable". Le paradoxe du réalisme socialiste atteint son apogée dans ce cas. La réalité (véritablement arrivée)  perd son statut de réalité, afin de laisser la place à une autre réalité (dictée par le réalisme socialiste), les deux types de réalité sont cependant en phase l'un avec l'autre : pendant qu'on sort d'une réalité, on entre dans l'autre et vice versa.

Si cependant ce qui projette une autre réalité peut être simplement décrit comme non réel, alors cela peut aussi mettre en doute toute l'identité de cet autre, ce qui signifie de nouveau que l'identité de tout autre peut être facilement annihilée. L'annihilation intellectuelle d'une identité, pendant qu'on prouve que son projet de réalité est non valable, n'est pas simplement "apparentée" à l'annihilation physique de l'autre identité, à ce stade, les deux processus sont cependant identiques. Ainsi apparaît dans le principe du dogme du réalisme socialiste aussi le principe de l'annihilation légitime d'autres identités physiques, ce qui fut donc vraiment le fait déterminant du stalinisme.

C'était donc la représentation concernant le réalisme socialiste contre lequel le "procès" fut ajouté en son nom à la conférence de Kafka à Liblice.

La conférence de Kafka fut marquée par une pensée rénovatrice du socialisme réel, qui était comme une continuation logique et une conséquence de l'anti-stalinisme d'un Nikita Chrouschtschow ou du vingtième congrès du PCUS. Il fut donc loin d'être sans conséquence, que les représentants de la pensée rénovatrice veuillent prendre le contrôle du réalisme socialiste. Dans une perspective plus lointaine, cette décision était également absolument légitime. C'était, en effet, la dernière véritable chance historique de compléter le moratoire historique accordé au socialisme réel avec des contenus émancipatifs et de légitimer ainsi définitivement le système du socialisme réel. C’est justement la victoire sur le stalinisme qui créa un nouveau moratoire historique pour le régime. La question du réalisme socialiste devait être posée.

Dans la connaissance de la nécessité tout au moins d'une "relativisation" du réalisme socialiste, le marxisme de l'ouest et de l'est était immédiatement intéressé. Les deux orientations reconnaissaient essentiellement aussi qu'il s'agissait de la dernière chance pour le socialisme réel. Cette pensée rénovatrice s'appuyait sur le jeune Marx et en raison des obligations assignatrices, il n'en était pas non plus possible autrement. Le rayonnement de cette approche néomarxiste déterminait essentiellement aussi le débat sur le réalisme socialiste, tout au moins ce qui concerne les catégories les plus essentielles comme celles de "l'aliénation" ou la possibilité d'une critique 'humaniste' du capitalisme, laquelle critique a alors été utilisée, d'une part en tant que 'camouflage' et d'autre part en tant que transmission consciemment ciblée aux conditions du socialisme réel 12.

La stratégie aussi bien que les argumentations des protagonistes de ce débat montrent, que la pensée rénovatrice prit absolument au sérieux le règlement de compte avec le réalisme socialiste.

Roger Garaudy démarra la discussion non seulement avec une nouvelle option, mais surtout avec trois options vers une nouvelle notion du réalisme. Au travers de l'autorité du poète communiste français, soutenu par Louis Aragon, il plaida dès le début également en faveur de trois nouveaux protagonistes, à savoir Pablo Picasso, Saint-John Perse et Franz Kafka. Son argumentation exploitait aussi toutes les possibilités, qui étaient donc à disposition de la pensée rénovatrice sur ce théâtre des opérations spirituel le plus important.

"Le monde de Kafka ne fait qu'un avec notre monde" - c'est l'intonation générale que Garaudy donne à son analyse de Kafka par laquelle il exprimait également, qu'on n'a aucune raison d'exclure de "notre" monde le monde décrit par Kafka, ce qui aurait été uniquement possible sur le chemin du réalisme socialiste. L'identité des deux mondes servait une fonction stratégique réellement décisive, elle rendait généralement impossible de mettre en doute, d'une façon annihilant l'identité, la réalité du monde de Kafka à la manière du réalisme socialiste.

Le monde de Kafka était donc "réel" même si cette oeuvre, au sens de sa forme psychologique, ne peut en aucun cas être décrite comme "réaliste". Toute la logique du dogme socialiste-réaliste était transformée en son contraire: l'expérimentation formelle et la création intellectuelle étaient comprises jusqu'ici toujours comme une raison d'exclure une oeuvre du réalisme (des exemples de Fadejew à Solschenyzin montrent que des oeuvres parfaitement "réalistiquement" écrites pouvaient aussi être exclues)13. Maintenant, dans le cadre de cette pensée rénovatrice, une oeuvre était bannie aussi bien spirituellement que "réalistiquement" comme oeuvre formellement expérimentale et c'est seulement plus tard, que commençaient à être données ou consultées les raisons de ce réalisme.

Garaudy préférait aussi argumenter avec des affirmations globales. Ainsi l'oeuvre de Franz Kafka devient "l'image de la vie", "dans laquelle ciel et terre forment un monde unique" 14, qui est cependant simultanément aussi un "mythe". Il ne faut pas sous-estimer, que ces définitions globales garantissent le statut global de réalité et de réalisme de l'oeuvre de Kafka, qui ne peut plus être contesté par aucun réalisme socialiste. Cette "image de la vie" est cependant essentiellement une image multiple de l'aliénation humaine et en tant que telle, c'est la confirmation claire et exacte de l'éminent penseur du mouvement rénovateur néomarxiste, à savoir du jeune Marx 15.

Franz Kafka créa une oeuvre, où tous les types d'aliénation moderne sont symptomatisés et un élémént "clinique" de tout le monde présocialiste, qui était totalement dominé par l'aliénation. Car les personnages de Franz Kafka étaient, dans le capitalisme, aliénés dans le monde bourgeois, en Autriche-Hongrie, ils l'étaient encore plus intensément 16. L'auteur Franz Kafka était aliéné en tant que juif, alors que les associations sur le fascisme plus tardif pouvaient être actualisées sur l'oeuvre de Kafka, mais Franz Kafka était également aliéné en tant que fils (cf. la "lettre au père"). D'autres occasions d'alinéation se manifestèrent en tant qu'aliénation dans le bureaucratisme, dans l'empire des Habsburg, etc...Il était également aliéné en tant qu'employé entre la société d'assurance et les ouvriers, pas moins cependant en tant que juif allemand écrivant à Prague. Il est surtout impossible, qu'encore plusieurs possibilités d'aliénations s'accumulent comme cela se passe dans l'argumentation de Roger Garaudy. Ainsi Franz Kafka devenait la superbe preuve de la théorie d'aliéation du jeune Karl Marx. Ce n'était plus l'ouvrier exploité qui se trouvait au centre de l'argumentation marxiste, mais l'intellectuel "bourgeois" aliéné au centuple, dont l'existence dans la société bourgeoise doit être absolument aussi tragique qu'il est si exemplairement démontré dans les oeuvres de Franz Kafka 17.

L'argumentation d'Ernst Fischer se rapproche à bien des égards de celle de Roger Garaudy, cependant elle est encore plus concentrée, plus complexe, encore plus stratégiquement examinée à fond. Il n'y a pratiquement aucune possibilité sémantique du nouveau langage de la pensée rénovatrice néomarxiste, qui n'est pas thématisée chez Ernst Fischer.

Ernst Fischer concentre le motif de l'aliénation dans la Summa à savoir que Franz Kafka est un "génie de la faiblesse" 18 qui exprime l'aliénation "totale" de la personne au vingtième siècle. Il va de soi que la "force" du réalisme de Kafka est dans sa "faiblesse". Ici aussi, Fischer plaide en la faveur du statut de réalité de la représentation fantastique pour protéger Kafka de l'exclusion par le réalisme socialiste. Son universalisation de l'argumentation s'étend sur des détails, semblables aux aspects problématiques qu’a même encore eu Thomas Mann.

Ce "procès" avec Franz Kafka contre Joseph St. fonctionnait assurément également encore avec beaucoup d'autres motifs annexes et nombre d'arguments, le tout défini était toutefois, d'une part, l'hypothèse globale du monde de Kafka en tant que "réel" et l'identification de ce monde "réel" avec un "monde" vu au travers de la notion d'aliénation du néomarxisme. A cela s'ajouta l'attitude décisive de l'organisateur Eduard Goldstücker, d'aller aussi dans le cas de Kafka au fond des choses concernant les options socialistiquement réalistes et de jeter dans la balance leur degré de véracité avec leur droit au caractère scientifique. C'est là aussi une des meilleures méthodes pour découvrir le réalisme socialiste, on doit seulement le prendre au mot.

Pour Kafka, le procès, en raison des anciennes réflexions, mit le réalisme socialiste et avec cela la politique littéraire post-stalinienne devant l'alternative suivante qui portait  déjà au début en elle sa victoire.

D'une part, elle recommandait à la politique littéraire du stalinisme, ou du post-stalinisme, la formule du "réalisme sans limites". Cette formule était équivalente à la thèse - brièvement exprimé - selon laquelle toute oeuvre d'art réelle est "réaliste" à sa manière, c'est ainsi que justement le réalisme est sans limites. Complètement indépendamment du degré de véracité originel et propre à cette thèse, il devient clair au premier coup d'oeil, qu'il est impossible de construire une censure fonctionnant à l'ancienne sur une conception du réalisme sans limites. L'option ressemblait à ce qui avait été dit aux jésuites au dix-septième siècle, tous les chrétiens sont légitimes "sans limites" 19.

Pour Kafka, ce "procès" offrait, en dehors de l'acceptation du réalisme sans limites, encore un autre chemin, par lequel on ne pouvait cependant plus revenir au vieux réalisme socialiste. Cela restait seulement, en effet, comme un unique autre chemin sur lequel on essaie, par exemple, de définir à nouveau le réalisme, de remettre à nouveau sur le tapis la vieille différence entre réalisme critique et réalisme socialiste, etc...Les événements évoluaient réellement dans cette direction, on peut cependant renoncer à une grande partie de ce qui est exposé, parce qu'aucune nouvelle idée sur le réalisme apparaissant dans le cours d'une définition de notion actuelle, l'écriture réaliste, la méthode réaliste ou le style réaliste n'auraient été capables de proposer un tel nouveau canon au post-stalinisme, qui pourrait avoir été approprié pour fonctionner en tant que base d'une censure ultérieure.  Cette définition de notion était, d'une part, trop publique et trop transparente, et d'autre part, était cependant dirigée trop scientifiquement aussi pour qu'il eut été possible d'utiliser directement ses résultats en tant qu'instrument de pouvoir. Finalement, on pouvait, comme ce fut plus tard aussi réellement le cas dans le débat hongrois, à l'inverse d'une notion maintenant trouvée du réalisme venir à une notion des non-réalistes, quelque peu de la littérature "irréelle" 20, mais la littérature non réaliste ainsi identifiée ne pouvait plus être sanctionnée dans cette publication initiée par la pensée rénovatrice.

Et au moment, où une nouvelle sanction de la littérature à exclure devenait impossible, la discussion sur le réalisme devenait clairement aussi peu intéressante. Cette logique était irréfutable. Le Kafka considéré comme "réaliste sans limites" et "génie de la faiblesse" a de nouveau gagné.

La victoire de Kafka signifiait que la défaite définitive du réalisme socialiste était liée à son nom et à son oeuvre et entraînait donc avec elle encore toute une gamme d'autres changements importants dans la vie spirituelle du socialisme réel. Au travers de lui, il était de nouveau possible de parler 21, par exemple, du problème du judaïsme en public, la psychanalyse pouvait être introduite à nouveau dans la discussion, l'individu, la créature, l'existentiellement authentique devenaient à nouveau non seulement convenables, mais apparaissaient pratiquement en tant que nouvelles valeurs intellectuelles, qui servaient de normes. Par Kafka, la problématique du créateur, la possibilité d'un art grand et authentique au vingtième siècle prenaient de nouveau une autre coloration. Kafka revint cependant aussi sur le passé dénié et non exploité comme prévu, c'est ainsi, par exemple, que la discussion de Kafka a certainement été le premier événement qui a porté, de façon légitime, une intense attention à la formation tant compromise d'un état comme justement l'Autriche-Hongrie 22.

Le socialisme réel n'était pas seulement différent en raison de la discussion de Kafka, car le réalisme socialiste n'était plus possible sous son ancienne forme, mais aussi parce que l'oeuvre de Kafka permettait un tel univers intellectuel et global dans le socialisme réel dont la pure existence transcendait le système. De ces contenus, l'un ressortait, le plus important, qui s'appelait la "personne", "l'être", "l'individu" ou "l'authenticité", "la souveraineté", "l'identité".

ANNOTATIONS

1 On n'en est naturellement pas encore à une histoire de la civilisation du processus global de la redécouverte de Kafka. Cependant déjà dans cette phase, on peut également désigner le phénomène le plus mystérieux qui soit, à savoir que de nombreuses personnes, qui ne lisaient pas du tout Kafka, ont vécu des phénomènes 'kafkaïens' dans le monde de vie du réal-socialisme.

2 Il n'est peut-être pas superflu d'ajouter que les motivations les plus importantes de l'interprétation de Kafka de l'auteur sont mobilisées (la mort de l'Ordre universel royal et impérial à Vienne. Vienne-Cologne-Graz, en 1986.). On peut encore approfondir en disant qu'un socialisme réel, qui est "transparent", a valeur d'impossibilité, comme un monde kafkaïen, qui est transparent. A cet égard, le programme initial de Gorbatschow fait l'effet d'une brillante affirmation de Franz Kafka.

3 Evidemment cette isomorphie existe non seulement entre Kafka et le socialisme réel, mais aussi entre lui et d'autres systèmes globaux.

4 Par "être-réel" nous comprenons avant tout le fait que, derrière le mouvement de ces systèmes des règles de fonctionnement standardisées et définies se sont en fait établies. Ce qui était cherché, existait en fait "quelque part" et "d'une certaine manière.

5 Une importante littérature d'accompagnement en témoigne aussi beaucoup. (Quelque peu : Gyula Csehi A kritika jelentéseé, s utóélete, Kolozsvár, l974, deuxième édition) : Budapest, en 1979) qui prouve après un excellent travail philologique de précision, que des points éminents, auxquels on a préféré se référer pour l'argumentation du réalisme socialiste, dont on ne devrait pas profiter simplement à cette fin).

6 Voir à ce sujet Endre Kiss, histoire et conception du monde. A propos du matérialisme historique de la IIème Internationale. Dans : Annales, Bd. XIX. Jg.1985. - Le "réalisme" n'est pratiquement jamais mentionné, par exemple,à l'époque moderne, le silence est à faire totalement sur un réalisme "socialiste".

7 Le problème a surement un noyau concret-didactique, qui semble réellement plausible. Si l'on considère cependant, d'une part, de nombreux exemples dans lesquels les lecteurs sans formation littéraire peuvent aussi venir à bout des modes de représentation non réalistes et, d'autre part, que cette conception du réalisme socialiste est pratiquement  identique avec une approbation de la censure, alors l'importance de ce noyau de vérité diminue vite.

8 On a beaucoup dit, par exemple, que l'institution de la censure publique introduite dans la Roumanie réellement socialiste (chaque revue engageait  publiquement un "censeur", dont la tâche était l'exercice de la censure) créait des relations beaucoup plus normales et plus humaines que le manque de cette institution, le rédacteur en chef étant responsable de tout et ne sachant évidemment pas du tout qui donnera ultérieurement une raison aux attaques. Mais l'exemple éternel de Grillparzer devait être évoqué ici, exemple dans lequel la fonction du poète et du censeur coïncidaient simplement avec des règles de jeu transparentes.

9 Dans le cas théorique, la critique était justement le porte-voix du dogme du réalisme socialiste, sa tâche était de confirmer la réalité de telle ou telle oeuvre. D'où, d'ailleurs l'énorme pouvoir concentré du juge d'art officiel.

10 Pensons à des exemples, comme celui d'un écrivain allé au GULAG parce qu'il a si bien décrit professionnellement le travail d'un espion dans une narration qui était déjà pour les "littérateurs"  une preuve suffisante. Pensons plus avant encore à des machinations, comme celles connues dans les derniers temps dans le cas de Scholochow.

11 En fait, nous ne sommes plus si loin de l'extinction d'une identité spirituelle et physique. Si l'on considère plus avant que les exécutions de masses dans le stalinisme suivirent, dans les cas les plus rares, des objectifs réellement pragmatiques et qu'ici, la dissonance cognitive se reproduisant constamment  entre "réalisme" et "réalité" était  le motif conducteur, alors il n'est plus tout à fait "illogique" que tous les poètes qui n'ont pas suivi les règles du jeu du réalisme socialiste, finirent dans les colonies pénitentiaires (selon le terme de Kafka). Concernant l'importance de la dissonance cognitive dans l'organisation politique cf. l'auteur. A sztálinizmus mindennapi tudata és lélektana. Dans : Valóság, en 1991/4. - Voir en plus Endre Kiss, Sztálinizmus és kultúrforradalom között. A neomarxizmus szociológiája. Dans : Valóság, en 1989/10. (Entre Stalinisme et  révolution culturelle. Vers la sociologie du néomarxisme).

12 Roger Garaudy, Kafka. Dans : Parttalan realizmus ? Budapest, 1964. 115. (Le titre en allemand  : Uferloser Realismus ?).

13 Cette logique mène vers ce paradoxe absolument fondé, à savoir qu'Alexandre Solschenyzin est le plus grand poète du réalisme socialiste. Ce paradoxe seul méritait d'être exposé indépendamment. Si l'on doit considérer les diverses définitions, comme un vrai chef-d'oeuvre du réalisme socialiste, ces indications sur les oeuvres de Solschenyzin correspondent réellement, cependant on ne se réjouissait pas du tout de cette conformité.

14 Garaudy, a.a.O. 177.

15 Voir Garaudy, Karl Marx. Paris, 1964. - De façon caractéristique, Garaudy dans sa "rétrospective" apparue au début de 1971 sur cette pensée rénovatrice ne mentionne plus du tout la conférence de Kafka (Menschenwort. Vienne - Munich, 1971). Apparemment, il ne savait  en fait pas, quand il a vraiment réalisé "l'histoire universelle".

16 Ernst Fischer élabore toute la chaîne des raisons imbriquées du retard de l'Autriche-Hongrie. Un exemple révélateur : "... L'Autriche s'enfonçait, alors qu'elle était en retard sur tout, le processus de pourriture du monde capitaliste, la problématique du dernier stade, ..." (de Grillparzer à Kafka. Francfort/Main, 1975. 343. (Originellement : Vienne, 1962.)

17 Naturellement il ne s'agit pas du degré de véracité de cette thèse. Il est assurément légitime d'interpréter Kafka de ce point de vue. Nous considérons la clarté faite sur l'orientation stratégique comme sujet indépendant de l'intérêt.

18 De Grillparzer à Kafka, 343.

19 Lajos Mesterházi, Játék és varázslat. Dans : Parttalan realizmus ? a.a.O. 271-300.

20 Nous pouvons seulement brièvement mentionner à cet endroit, que cette défaite mena encore également à de nombreux faits déterminants. Ces lignes aboutissent en tout cas jusqu'à aujourd'hui, à titre d'exemple, à la prédominance d'une néoavant-garde provinciale.

21 Il appartient aussi à l'historiographie du socialisme réel (cependant aussi de l'après-guerre), justement jusqu'à Kafka, et seulement dans ce contexte, qu' il pouvait être dit publiquement que les Allemands fascistes avaient exterminé „les” Juifs.

22 En dehors de Kafka, Wittgenstein joua ensuite ce rôle.

 

 

FEL